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Suisse : Minarets, un coup d’arrêt qui a l’art de miner le terrain politique

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Les Suisses viennent de jouer un sale tour politique au monde occidental. En usant d’abord de leur droit à provoquer un ‘référendum d’initiative populaire’ (une votation, dans le langage hélvétique) portant sur la mise en œuvre d’une interdiction constitutionnelle d’élever des minarets sur le territoire national, puis en votant à 57% pour cette interdiction, en dépit de tous les sondages qui donnaient l’initiative perdante, ils ont fracassé un tabou européen, celui du principe de non-ingérence de l’État dans les affaires religieuses individuelles.

Quelques précisions immédiates : la Suisse n’est pas un pays membre de l’Union Européenne, mais elle a ratifié la Convention Européenne des Droits de l’Homme et se soumet volontairement aux décisions de la Cour Européenne. Sur ce plan, la Suisse peut donc être considérée comme faisant partie de l’Europe. D’une part. D’autre part, la votation, pour écrasant que soit le résultat, n’a réuni que 54% de participation, et donc 57% de ces 54% ne représentent au mieux qu’un tiers des citoyens. Si les suisses bien-pensants qui s’agitent aujourd’hui s’étaient bougés aux urnes, peut-être le résultat aurait-il été bien différent ? Mais peu importe au fond la question de politique intérieure Suisse. C’est leur lait qui est renversé, à eux d’en tirer les conséquences : sortir de l’Europe, re-voter, annuler le résultat, après tout, ça les regarde. C’est un terrible dilemme pour ce pays démocratique et tolérant qui a été l’asile de nombreux français persécutés pour leur religion, au premier rang desquels Voltaire, mais qui sommes-nous pour leur dicter une conduite de l’étranger ?

Ce qui m’importe, c’est la conséquence de ce vote sur les autres pays, en particulier la France. Il ne fait aucun doute que les résultats Suisse pourraient être aujourd’hui extrapolés sur notre territoire. Il est même pratiquement certain qu’un vote identique proposé ici aménerait un résultat encore plus défavorable, si l’on en croit les sondages, et la participation serait sans doute plus élevée. C’est effarant, et effrayant. Entendons-nous bien : je ne suis absolument pas favorable à laisser faire n’importe quoi n’importe où. Exceptionnellement, je vais être d’accord avec Éric Besson, il existe des règles strictes d’urbanisme, elles doivent être respectées. il existe aussi des règles sur la tranquilité publique, et il ne saurait être question de laisser un Muezin réveiller un quartier à 5 heures du matin. Mais à partir du moment où ces règles sont respectées, je préfère voir un minaret intégré au paysage plutôt qu’une cheminée d’incinérateur. C’est plus joli et moins polluant.

Mais le fond du problème, ce sont les principes : l’adhésion à la déclaration des droits de l’homme emporte reconnaissance de la liberté individuelle de culte, et cette liberté est garantie entre-autre par le principe de séparation de l’Église et de l’État en France. L’État ne soutient aucun culte en particulier, et s’interdit toute ingérence dans l’organisation et le fonctionnement des religions, sauf dans les cas où un culte promeut des objectifs illicites, évidemment. Interdire par principe les minarets, ce serait donc une violation grossière de cette séparation voulue par la loi de 1905. Il y aurait alors une ségrégation flagrante entre cultes, promotion assumée des religions chrétiennes, et marginalisation de l’islam, renvoyé à une semi-clandestinité. C’est une aberration, alors même que tout le travail de ces dernières années a consisté justement à sortir l’islam des caves où il était relégué. Le but, c’est justement de promouvoir et de contrôler un Islam visible et compatible avec les valeurs républicaines, et d’identifier par contre-coup les extrêmistes qui se complaisent dans la complicité de l’anonymat et de l’obscurité. Interdire l’expression visible de la religion, c’est persécuter le croyant, et l’inciter à la dissimulation. C’est renvoyer les modérés et les extrêmistes dos à dos, les fusionner dans un ensemble dont on ignore la localisation ainsi que le contour exact, et finalement faciliter le travail de sape des radicaux. C’est une solution catastrophique, car s’il y a bien une chose – l’histoire le démontre amplement – qu’on ne peut pas décréter chez l’homme, c’est le sentiment religieux. Et plus ce sentiment est contrarié, plus il est nié, plus il se renforce et devient violent. C’est une constante historique malheureuse, mais prévisible s’agissant de puissants ressorts irrationnels[*].

L’interdiction des minarets serait donc un très mauvais signal, et contrarierait tous les objectifs affichés d’intégration des personnes de religion musulmane dans la cité. À quoi certains objectent qu’il n’y a là rien qu’une réciprocité vis à vis des pays musulmans qui prohibent l’expression des autres religions sur leur territoire. Ce qui est globalement vrai. Même les pays du maghreb qui affichent officiellement une tolérance à l’égard des autres religions poursuivent souvent les autres cultes sur la base d’une interdiction du prosélytisme. Certes. Mais cet appel à une pseudo-réciprocité est stérile et stupide : ces pays sont soit des théocraties, soit ont l’islam comme religion officielle, soit n’ont pas adhéré pleinement à la charte des droits de l’homme. Devons-nous nous abaisser nous-mêmes à ces niveaux ? Devrions-nous de nouveau imposer un culte (catholique) officiel ? Laisser le prêtre décider qui peut être enterré, qui pourra se marier ? Interdire le divorce ? Absurde. Pouvons-nous simplement décréter que celui qui croit « mal » est un sous-homme pour lequel nous n’appliquerons pas toutes les libertés fondamentales dûes à chaque être humain ? Ce serait une pente incroyablement dangereuse pour l’ensemble de la population. Qu’adviendra-t-il ensuite de celui qui ne croit pas, ou de celui qui croit mais pas à tout ? La réciprocité est un argument débile et populiste. La seule règle en la matière, c’est de traiter autrui comme on voudrait être traité soi-même. C’est le seul moyen à notre disposition pour pouvoir conserver une posture morale ferme, être à même de condamner ces pays pour leurs exactions, et leur prouver par l’exemple qu’un autre choix sociétal plus harmonieux est possible.

C’est de plus faire très peu de cas d’une réalité simple, qui est que bon nombre des musulmans présents sur notre territoire sont réfugiés en France pour fuir ces États oppresseurs, à la religiosité pervertie qui brime et leur peuple et leur économie. La plupart sont en fait venus pour bénéficier de notre promesse de liberté. Ils adhèrent déjà à nos valeurs, et sont tout à fait volontaires pour comprendre et défendre ces libertés. Les priver du droit d’exprimer leur religion au grand jour, c’est les replonger dans une coercition à laquelle ils cherchaient à échapper.

En votant comme elle l’a fait, la Suisse s’est ravalée elle-même au rang des idéaux qu’elle pensait combattre. Il ne peut y avoir de « choc des civilisations » que si les civilisations en présence sont comparables. La force des pays occidentaux, c’est justement d’offrir sans mesure et sans conditions à tout être humain des libertés contre lesquelles aucun autre système ne fait le poids. Il faut donc absolument éviter à la France de tomber dans un piège aussi grossier, et préserver notre singularité exemplaire.

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[*] Je n’ai pas l’intention de me livrer ici à un débat théologique. Il ne peut pas exister par principe de preuve (au sens scientifique) de l’existence d’un ou plusieurs dieux. Pour ma part, je suis publiquement farouchement laïc, et personnellement profondément sceptique. Je ne suis pas athée parce que je n’exclus pas la possibilité d’une divinité, ni déiste parce que je ne crois pas qu’il existe nécessairement un être supérieur, ni même agnostique parce que je laisse libres ceux qui prétendent avoir une expérience personnelle de la divinité de croire, même s’ils ne peuvent soumettre leur expérience à la critique, et je suis encore moins inféodé à une quelconque religion prétenduement révélée, puisqu’une analyse historique des livres suffit à démontrer que le processus d’établissement des textes sacrés et leur contenu est loin d’être aussi simple et certain que ce que chaque chapelle prétend. Après, que d’autres aient une foi inébranlable, grand bien leur fasse. (merci à VV pour sa contribution sémantique dans la correction de ce paragraphe).

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